1. Je suis arrivé tôt le matin à l'aéroport de Tel-Aviv. Ali
m'attendait avec un petit panonceau à mon nom. Tout de suite il m'a dit
qu'il y avait des problèmes. Que la frontière venait d'être fermée au
niveau d’Eilat. Vous avez du temps ? m’a-t-il demandé en
réussissant enfin à démarrer sa vieille Peugeot 406. Oui j'ai le temps
qu'il faudra. Il n'a plus rien dit, il est resté soucieux. La rédaction
à Paris ne savait pas que je me trouvais là. J'avais demandé un congé.
Comme ça ne m'était jamais arrivé en sept ans de service, René m'a
laissé partir. En fait j'avais trois semaines de temps effectif.
Est-ce que ça suffirait ? Ils sont très énervés, reprend Ali. Comme si
sa phrase était la suite logique de la précédente. Il est possible que
la guerre éclate à nouveau. Nous allons devoir aller à Jérusalem pour
obtenir de nouveaux laisser passer. Pour moi aussi dit-il avant de
retomber dans ses pensées. Les immeubles du centre-ville approchaient,
le ruban de l'autoroute surélevé pénétrait dans la ville. Une voiture
de police nous dépasse est fait signe à Ali de se ranger sur le côté.
Il arrête le moteur et baisse la vitre quand le policier le lui
ordonne. Vos papiers dit-il dans la langue que j'apprenais avec
application depuis 3 ans. Les mots sont clairs à mes oreilles. Vos
papiers et les papiers du véhicule. Il les examine soigneusement puis
se penche et me demande qui je suis. Je fais semblant de ne pas
comprendre. Ali se tourne vers moi et une vague de peur traverse
son regard. Rapidement il dit aux policiers que je suis étranger.
Français. L'autre a un sourire dont je n'arrive pas à déterminer le
niveau d'honnêteté. Il me demande mes papiers en anglais. Puis il nous
autorise à repartir.
-Je vais te déposer chez un ami d'ici. Lui on le contrôlera moins. Je
te préviens dès que j'ai les sauf-conduits. Il arrête la voiture près
d'un immeuble de 3 étages dans la banlieue. La chaleur devient plus
intense. L’ami d’Ali me regarde intensément. Ali lui explique ce qu'on
attend de lui. Il me dit en parlant à Ali, je ne peux pas garantir sa
sécurité. Ali me regarde. Je hoche la tête. Caïn l'ami de Ali et étonné
que je parle sa langue. Il me tend la main et dit qu'il est
d'accord. Les laissez-passer mettent trois jours à arriver. Tous
les soirs je suis Caïn dans les bars de la ville. Il rencontre
des amis qui parlent beaucoup de politique. Souvent je ne comprends
plus rien. Aussi parce que la situation est très complexe. Il semble
trouver que je suis courageux mais un peu fou. L'un de me dit que je
viens chercher un peu d'adrénaline. Je lui parle de mon précédent
reportage et il semble réfléchir.
C'est la première image de cet album de photos qui est maintenant ma
vie. Cet homme d'environ 30 ans les cheveux coiffés en brosse qui me
regarde intensément avec la main devant sa bouche.
2. Des hommes cagoulés sont autour de moi, ils discutent avec animation
mais je ne comprends pas ce qu'ils disent.
3. Je suis dans le coffre d'une voiture. Je ne peux presque pas
respirer je suis bâillonné il fait affreusement chaud. La peau me brûle
ma sueur est comme de l'huile chaude. Le capot s'ouvre brusquement. La
lumière se déverse sur moi. J'ai juste le temps d'apercevoir le visage
d'un soldat avant qu'il ne soit fauché par une balle. Le coffre est
refermé. La voiture démarre.
4. Je suis sous un cathéter en goutte à goutte au dessus de moi. La
pièce est sombre. Il y a beaucoup de bruit de voix. Des gens crient.
Des bébés pleurent. Des portes claquent.
5. Je suis toujours dans la même chambre. Il y a de la lumière à la
fenêtre. Deux hommes se disputent violemment. L’un des deux hommes sort
un pistolet de sa ceinture et tire en l'air. Cinq hommes armés de
fusils et de kalachnikov entrent. Le deuxième homme est assommé à coup
de crosse. L'homme au pistolet me regarde. J'ai les yeux justes
entrouverts. Il dit une phrase que je ne comprends pas. J’enrage
intérieurement d'avoir passé trois ans à apprendre la langue de ceux
qui parle tous anglais.
6. On me transporte sur une civière. C'est la fin de la journée. Le
soleil est très bas. Autour de moi des hommes armés. Nous avançons à
travers une foule compacte qui nous regarde sans agressivité. J'ai la
sensation d'une troupe de Seigneur fendant la foule. Les mouvements de
la civière me donnent la nausée. Une femme réussi à tromper la
vigilance d'un garde pour quelques secondes, son visage se rapproche de
moi et elle me crache au visage. Les gardes la repoussent violemment.
Une altercation s'engage. La colère monte dans la foule compacte qui
m’entoure. Mon escorte accélère le pas. Les secousses deviennent
violentes.
7. On me parle anglais. Je reviens à moi au milieu d'une phrase
« ...et qu'est-ce que tu es venu chercher ici ? » je n'ai pas
parlé depuis longtemps. Ma mâchoire me fait très mal quand j'essaye. Je
me demande même si on ne m'a pas frappé. Autour de moi il y a une
dizaine d'hommes donc un avec une blouse blanche. Je dis le nom du
journaliste mort. Il y a un grand silence, les hommes se regardent.
8. Je n'ai pas encore ouvert les yeux. Une voix me demande en français
de ne pas les ouvrir. Il dit qu'il est médecin et qu'il est là pour
savoir comment je suis traité. Je lui dis que je n'en sais rien.
Que j'ai des moments de conscience qui durent à peine quelques minutes
et que je me rendors. Je veux ouvrir les yeux. Je hurle.
9. Des bruits de véhicules militaires. Je ne peux pas ouvrir les yeux,
j'ai un bandeau qui m'en empêche. Je connais bien le bruit de ces
moteurs. Le souvenir de l'Afrique me remonte à la mémoire. Là non plus
je ne pouvais pas ouvrir les yeux. J’ai peur. La langue de l'autre qui
résonne sur le béton. Par haut-parleur, il demande que tout le monde
sorte. Je suis emmené par deux personnes, tiré par les aisselles.
Mes pieds traînent par terre. Je n'ose pas crier. On sent la peur et la
violence à un niveau tel que tout est devenu automatique, instinctif.
On
me fait entrer dans un espace très étroit. Je sens un visage
s'approcher de mon oreille et me chuchoter "quiet". Deux explosions.
Une main se presse sur ma bouche alors que je n'ai pas émis un seul
son. Des chaussures militaires qui foulent des débris de verre et de
béton. Je connais bien ce son sec. La résonance est comme dans un
hangar. Un des soldats hurle des ordres. Il a peur. L'un croit avoir vu
quelque chose et mitraille. Le gradé crie : « arrête de tirer
il nous le faut vivant ».
10. Je suis dans une ambulance militaire. Il fait nuit dehors. Je suis
piqué au bras. Un tuyau rejoins une bouteille qui déverse en goutte à
goutte un produit dans mon sang, lequel ? Nous sommes sur une
autoroute.
Des panneaux passent sans que je puisse les lire. Des véhicules nous
dépassent à toute allure. Les ombres qui éclairent les appareils
médicaux et le visage du militaire assis à côté de moi. Depuis
l'habitacle avant j’entends grésiller la langue de l'autre. Des
annonces codées, des blagues de soldats. Les deux hommes à l'avant
échangent de temps en temps quelques paroles. L’un s'est fait quitté
par sa petite amie parce qu'il n'était pas assez là. L'autre dit que
son enfant lui manque. Que c'est un boulot de merde. Qu'il le quittera
dès qu'il le pourra. Pour faire quoi ? demande le premier
11. Un courant électrique traverse mon corps. Je connais cette
sensation désagréable de l'enfance, les deux ou trois fois que je me
suis laissé surprendre à poser mes doigts au mauvais endroit. Un visage
et en face du mien quand je me réveille. Il
ne me laisse pas le temps de reprendre mes esprits. Comme quelqu'un qui
rattrape une personne qui tombe. Il me demande de signer le papier qui
se trouve devant moi. C'est une autorisation de soins. Il connaît le
mal qui m'atteint. Il voudrait pouvoir me traiter mais pour cela je
dois signer. Les caractères que je lis encore difficilement
dansent devant mes yeux. Ils me brûlent et tressautent. L'homme
intercepte mes pensées et dit "ça dit que vous m'autorisez à vous
soigner et à essayer l'apprentissage hors conscience." Qu'est-ce
que ça a à voir avec le traitement dont vous m'avez parlé ? Rien.
Mais j'ai aussi dans mes cartons si j'ose dire, il sourit comme pour
s'excuser de cette expression non médicale, une méthode ultra-rapide
d'apprentissage des langues, mais il faut être dans un état comatique.
Comme c'est votre cas j'en profiterai bien pour vous apprendre l'arabe.
Vous connaissez déjà l'hébreu je vois. Combien de temps avez-vous
étudié ? Avant que je ne réponde il doit repérer un signe dans mon
visage qui l'alarme. Signez avant de repartir dit-il, je vous garantis
un prompt rétablissement. Il m'aide à signer.
12. Je suis au pied d'un amphithéâtre de faculté. Tous les sièges sont
occupés et tout en haut dans les derniers rangs j'aperçois des
gens debout. J'ai des lunettes de soleil sur les yeux. Est-ce que cela
signifie que je suis endormi depuis longtemps ? L’homme qui est debout
à côté de moi est celui qui m'a fait signer le document. Il parle de
l'intérêt de mon cas. Il s'exprime en anglais, le
est très
mélangé en âge et en origine. Au premier rang beaucoup de cheveux
blancs. Mon réveil provoque des chuchotements sur les bancs des
hauteurs réservés aux plus jeunes et aux amateurs. L’orateur se tourne
vers moi, me salue très poliment. Il se penche légèrement vers moi,
mais parle au public, ah je vois que vous êtes réveillé. Bienvenue
parmi nous. Nous sommes très heureux de vous recevoir ici au MIT.
Devant ma surprise, il reprend, ne vous inquiétez pas, vous retournerez
en Israël en fin de journée. Vous ne vous serez aperçu de rien. Puis se
tournant complètement vers le public : nous espérons pouvoir le
maintenir pendant le temps suffisant à l'expérience grâce à ce petit
objet, qui me donne de grands espoirs de soulager, il souligne le mot
soulager en collant les paumes de ses mains l'une sur l'autre, les
maladies dégénératives qui sont le vrai fléau de notre temps. Il
pose la petite boîte carrée près de moi est la branche aux diverses
électrodes qui parsèment mon crâne et que je n'avais pas remarqué. La
sensation est étrange quand il tourne le petit bouton et qu'un petit
témoin rouge s'allume par intermittence. La première image qui me vient
pour définir cette sensation est que mon cerveau devient luminescent
comme la lumière instable d'un néon. Je me rends compte que mon corps
est tendu depuis mon réveil et qu'il se détend. L'homme me demande si
je peux parler. Et je me rends compte en lui répondant que mes
mâchoires sont très douloureuses. Ai-je reçu des coups ? Une vague de
rire traverse l'assistance et l'orateur peut reprendre avec une voix
rassurante, non personne ne vous a frappé et nous n'en n'avons pas
l'intention. Est-ce que vous voulez bien vous prêter à une petite
expérience ? Ça dépend dis-je. Nouvelle vague de rire. Et bien je vois
que notre petite boîte fait son effet dit l'orateur avec satisfaction.
Dans mon cerveau la luminosité se transforme, elle devient un peu
verdâtre. L'orateur se tourne vers le public, je pense que nous allons
maintenant pouvoir tenter notre petite expérience je pense que notre
ami ne restera pas conscient longtemps. Il se penche vers moi avec une
rapidité déconcertante et me souffle : « si vous ressentez
une douleur, j'arrêterai immédiatement. » Sa main experte appuie
sur un petit bouton en dessous du témoin lumineux. Celui-ci se met à
clignoter. La luminosité en moi devient plus intense. Slimane ! Lance
t-il à un homme assis au premier rang. Voulez-vous bien venir nous
rejoindre sur l'estrade ? Un homme très élégant, les cheveux gris
plaqué en arrière, le teint très sombre se lève et vient s'asseoir sur
la chaise qui se trouve à ma droite. Il me fait un signe de la tête. Je
perçois dans son regard une grande bienveillance et ça me rassure un
peu. Voulez-vous bien poser une question à notre ami ? L'homme me
regarde à nouveau et me demande si je suis bien traité. Je lui réponds
que je crois que oui mais mes réveils sont si courts que je ne peux pas
être sûr. L’homme me demande si j'ai une petite amie ou une
femme, je lui dis que je suis homosexuel et que mon ami s'appelle Marc.
Je précise qu'il est photographe. Slimane a le regard qui se brouille
un instant. Il se masque furtivement la bouche avec sa main. Et que
ferez-vous quand vous rentrerez chez vous ? continue-t-il. Je ne peux
pas exprimer combien le fait que cet homme évoque mon retour à la
maison est un cadeau. Je lui dis que nous allons nous marier. Slimane
se racle la gorge. L'orateur me désigne de sa main droite et me demande
sans me regarder. Quelle langue parlez-vous à part le français? Sa
question me trouble. Je prononce difficilement, l'anglais, l'allemand
et l'hébreu. Vous ne parlez pas arabe ? Je regarde Slimane. L'orateur
répète la question.
14. Je suis à l'arrière d'une voiture. Il fait nuit. Le côté de mon
crâne est posé contre la vitre. Une autre voiture est arrêtée dans le
sens inverse. Les portières conducteur de la voiture dans
laquelle
je suis et de celle d'en face sont ouvertes. Ce que je suppose être les
chauffeurs fument debout adossés sur le rebord du toit, le bras sur
la portière ouverte. Celui de la voiture d'en face un accent hébreu
quand il parle arabe. Je fais attention de garder les paupières
entrouvertes. La scène est calme. Ils parlent mollement de choses et
d'autres. Puis tout se précipite. Deux autres hommes arrivent. Ils se
serrent furtivement la main et l'un d'eux entre dans la voiture et
s'assoit à la place du passager. Dans l'autre voiture l'homme s'assoit
à l'arrière. La voiture est noire. Les vitres fumées. L'homme remonte
la sienne sans un regard vers moi. La voiture démarre. L'homme qui
vient de s'asseoir à l'avant dit : « allons livrer la
marchandise. » Il dit un mot
que je ne comprends pas. Et les deux hommes rient
15. L'ampoule nue au plafond m'éblouit. Immédiatement un homme
très agressif me dit de ne pas bouger. Le silence retombe. Sur le mur à
la peinture écaillée il y a une affiche appelant à la guerre sainte et
une liste de noms scotchée. Deux hommes pénètrent dans la pièce. L'un
d'eux nerveusement demande si je suis réveillée, le garde hoche
la tête. L’homme qui a parlé s'assoit à côté de moi sur le lit. Tu veux
savoir ce qui est arrivé à ton compatriote, c'est pour ça que tu es là
? L’autre homme me regarde intensément je reconnais Ali, l'homme qui
est venu me chercher à l'aéroport. Je dis que oui. Je suis venu pour
cela, le ramener s'il est vivant ramener sa dépouille s'il est mort.
L'homme qui m'a interrogée regarde Ali. Et comment il est arrivé là ?
Il a été pris par les juifs. Et tu crois qu'ils l'ont relâché pourquoi
?
Je ne sais pas pourquoi ils l’ont relâché dit Ali , la seule chose que
je sais c'est que lui est incapable de nous avoir trahi, il perd
conscience sans arrêt. Il ne comprend rien à ce qui se passe. Qu'est-ce
qu'on risque. Son compatriote est juif répond l'autre. L'homme se
tourne vers moi et comment tu vas le ramener ton compatriote dans
l'état où tu es ?
16. Je suis réveillé par un seau d'eau froide. Réveille-toi ! L'homme
qui me parle et masqué. La pièce est en
béton nu. Devant moi une caméra. Derrière d’autres hommes masqués. Lit
ça ! L'homme me tend un papier. C'est écrit en anglais. Ça parle de
cause palestinienne et de libération sans condition. Est-ce que
François est vivant ? Je suis ici pour avoir de ses nouvelles. Tu vas
le voir me dit l'homme qui claque des doigts. Deux hommes parmi ceux
qui se tenaient à l'arrière sortent de la pièce et reviennent avec
François. François est le premier homme de ma vie. Je ne le reconnais à
peine. Il a vieilli, il est maigre et voûté. Quand il me voit je saisis
son premier regard qui est plein de peur que les hommes autour de nous
découvrent son orientation sexuelle. Je dis en français ça va François
? Je reçois une gifle et l'homme dit parle une langue qu'on comprend,
chien ! Je regarde François. Il a toujours défendu la cause
palestinienne. En tant que juif il avait une liberté de ton qui ne
plaisait pas à certains. Je sens la lumière s'intensifier dans ma tête.
La voix de l'orateur résonne mais je ne comprends pas ce qu'il dit. La
porte de la pièce explose. Des soldats israéliens y pénètrent.
Ils tuent les Arabes presque sans combat. Quand il ne reste plus que
François et moi, un des soldats dit à la radio que la salle est
nettoyée. Quelques instants plus tard un civil entre dans la pièce. Je
comprends que François le reconnait. Il nous salue poliment. Un soldat
amène deux chaises. Assied-toi François dit-il. François s'écroule sur
la
chaise. Avant de régler nos comptes, je vais remercier notre ami de
nous avoir conduits jusqu'à toi. Le civil sort de sa poche un petit
pistolet et me vise à la tempe.